Je sens encore les tambours résonner en moi. Leur rythme
cogne dans ma poitrine. Je vois le soleil percer à l’horizon et les yeux de
Peter O’Toole d'un bleu si limpide illuminer ce visage ensablé. A l’heure où
j’écris ces lignes, vingt-quatre heures se sont écoulées depuis la projection
de « Lawrence d’Arabie » à la Cinémathèque Française dans le cadre de
leur festival « Toute la mémoire du monde » parrainé par Martin
Scorsese, et il ne s’est pas écoulé cinq minutes depuis sans que je pense au film de
David Lean. Il est là et ne veut pas me quitter comme je ne veux pas le laisser
s’enfuir. Je n’ai pas hâte qu’il devienne ce film que j’ai vu, je veux qu’il
vive en moi le plus longtemps possible car je pressens que je ne suis pas près
de le revoir.
Ce n’est pas un hasard si je n’avais jamais vu
« Lawrence d’Arabie » jusqu’à ce soir de novembre. J’ai expressément
attendu, je me suis refusé de regarder sur un écran de télé cette fresque
épique de 3h40 pour laquelle le grand écran semble avoir été inventé. J’ai
patiemment attendu que le film bénéficie d’une restauration et qu’il soit ainsi projeté dans une salle de
cinéma à ma portée. Aimer le cinéma va parfois bien au-delà de la seule envie
de voir un film sous quelque forme que ce soit ici et maintenant. J’ai choisi la patience afin de
poser mes yeux sur un film dans des conditions optimales, le luxe d’habiter la
capitale de la cinéphilie me le permettant. « Il était une fois dans l’Ouest » m’avait conforté dans
cette idée.
La patience a donc finalement été récompensée. Un jour
j’ai ouvert le programme de la Cinémathèque, et parmi les films programmés dans
leur festival du film restauré, j’ai lu « Lawrence d’Arabie, version
restaurée pour les 50 ans, salle Henri Langlois, jeudi 29 novembre 2012, 20h30 ».
Un sourire. Enfin. Je n’ai pas honte de mes lacunes. Il me reste tant de films
à voir, des classiques que je préfère attendre de voir sur grand écran puisque
l’on n’a pas vraiment vu un film tant qu’on ne l’a pas vu sur grand écran. Et cette semaine, j’ai enfin vu « Lawrence
d’Arabie ». Omar Sharif était là pour nous présenter le film, avec joie,
humour et classe et nous gratifiant au passage de quelques anecdotes sur le
tournage de ce film qui a changé sa vie. Ont suivi une standing ovation, puis
un message vidéo de Martin Scorsese pour nous parler de la restauration des
films et du festival de la Cinémathèque qui lui a offert une carte blanche.
Puis la lumière s’est éteinte, et dans cette immense
salle baignée d’obscurité, sur cet immense écran noir, les premières notes de
tambours imaginées par Maurice Jarre ont résonné. Les murs et les fauteuils ont
tremblé sous l’effet vibrant de ce thème musical entré dans l’Histoire. Le
cinéma offre parfois des moments de grâce promis à rester gravés longtemps dans
nos mémoires. C’est ce qui me pousse, le moteur, l’envie, cette éventualité
incroyablement forte et magnifiquement rare où l’expérience cinématographique
bouleverse. Pas le bouleversement de l’émotion qui se dégage d’une belle
histoire. Non. C’est le bouleversement indicible qui transcende les mots, l’histoire,
l’émotion. C’est cette sensation d’avoir assisté à un instant unique. Un
instant de quatre heures certes mais un instant tout de même à l’échelle du
temps qu’il restera en nous.
Je n’ai même pas trouvé « Lawrence d’Arabie »
parfait, la faute à cet entracte inattendu qui m’a sorti du film et a coupé un
peu de cet élan formidable qui me gagnait, mais ce que m’a fait ressentir la
fresque de David Lean ne se limite pas à l’appréciation que je m’en suis faite.
Découvrir « Lawrence d’Arabie » sur ce grand écran de la salle
Langlois, ce fut ouvrir les yeux et s’ébahir. Ce fut poser les yeux sur un
écran de cinéma comme si c’était la première fois, comme si je n’avais jamais
vu de film avant. Ce fut un voyage à travers le désert, à travers le temps, à travers
une vie, des vies.
Des grands films, il en existe des dizaines, peut-être
des centaines. Certains n’ont même pas besoin d’une salle de cinéma pour
afficher leur grandeur. Mais je ne suis pas en train de vous dire que j’ai vu
un grand film. Pas seulement en tout cas. J’ai vécu une expérience incroyable.
Cinématographique et humaine. Une expérience que jamais je n’aurais pu vivre,
des sensations que jamais je n’aurais pu éprouver en me contentant de regarder
« Lawrence d’Arabie » en DVD ou Blu-ray. Même le goût amer de cette
précipitation forcée pour tenter en vain d’attraper le dernier métro, cette
déception constatée chez d’autres spectateurs obligés de quitter le film
prématurément pour aller attraper leur RER, même cela n’a pu altérer l’aventure
et cette douce musique qui m’accompagne depuis. Je cherche les mots mais je ne
les trouve pas.
Bien sûr j’aurais préféré que la Cinémathèque programme
le film trente minutes plus tôt, j’aurais aimé laisser le film s’infuser en moi
pendant le générique de fin puis le regard dans le vague, la tête ailleurs,
laisser mon esprit s’égarer pendant que le métro m’aurait ramené chez moi. Au
lieu de cela, j’ai couru pour rater mon métro, j’ai erré pour trouver un vélib’
et j’ai fini par attraper un taxi. Une heure et demi du matin un jour de
semaine à marcher dans le froid parisien, à mille lieues de ce désert qui m’a
transporté quatre heures durant. Je me suis rêvé Lawrence, Ali, Auda. Je me
suis rêvé loin de ce bitume et de ce gris. Mais ce n’était pas vraiment un
rêve. Pendant quatre heure ce soir-là, « Lawrence d’Arabie » m’a
procuré ce que seule une salle de cinéma peut offrir. Un autre monde devenu la
seule réalité à mes yeux, le temps d’un film. Un voyage éphémère mais dont l’écho
résonnera longtemps en moi. « I’ve
seen another world » disait Witt. Moi aussi je l’ai vu, cet autre
monde.
5 commentaires:
Mince, j'ai raté cette projection. Je n'ai pas vu non plus ce film (oui, vous pouvez me huer. Si c'était le seul :), j'attendais qu'il repasse sur grand écran. Si je reprends "il était une fois dans l'ouest", c'est le jour et la nuit entre le cinéma et chez soi. Complètement d'accord avec toi. D'ailleurs, le cinéma mk2 hautefeuille repassait "il était une fois dans l'ouest" en 35mm. Ils font des matinées avec de très grands films à voir. J'apprécie vraiment Paris pour cela.
Aller, il va être temps d'aller voir "Ascenseur pour l'échafaud" ;)
C'était LA projection à ne pas rater, si j'ose dire ;) Je n'ai pas de raison de te huer, puisqu'il y a encore 3 jours je ne l'avais pas vu non plus, et je comprends tout à fait ta motivation d'attendre. Dommage que tu aies raté cette projection quand même.
Bonsoir David, je suis assez vieille pour avoir eu l'occasion de voir le film sur grand écran dans les années 80, au temps du Kinopanorama dans le 15ème arrdt (j'habitais à une station de métro). C'était fabuleux ce grand écran incurvé avec les dromadaires qui rentrent à gauche de l'écran et qui ressortent à droite. J'ai rendu hommage à ce cinéma disparu car c'est là que j'ai vu Autant en emporte le vent, La route des Indes, Out of Africa, West Side Story et tant d'autre. Cela m'a donné l'amour du cinéma. Bonne soirée.
Et bien...
J'ai recu le film en blu-ray mais je ne parviens pas à arriver au bout du film... J'ai vu une heure dix environ. Je reconnais que c'est bien mais je n'ai pas du tout envie de continuer...
Mais pourquoi est-il si long ??? :o
Aaaah, Dasola, le Kinopanorama ! Je ne l'ai connu que trop rapidement dans mes toutes jeunes années. Si tu y as vu ces grands films, cela a dû être des moments de cinéma extraordinaires.
Flow, j'ai attendu des années avant de voir Lawrence d'Arabie justement pour ne pas me trouver dans ton cas. Si un jour tu as l'occasion de le voir sur grand écran, vas-y, tu verras, cela change tout.
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