Ce sont les risques du métier. La part incontrôlable du
plaisir de voir les films dans une salle de cinéma. Les autres. Si j’étais
misanthrope en plus d’être cinéphile, je serais sûrement un cinéphile qui ne
sort pas de chez lui pour voir les films et regarde tout sur un petit écran
sans perturbation extérieure. Mais j’aime trop la salle pour jouer le
misanthrope que je ne suis pas, même si régulièrement, les autres mettent mes
nerfs de spectateur à rude épreuve. Prenez ce vendredi soir il y a quelques
jours, que j’aurais aimé voir se dérouler parfaitement. Je me faisais un petit double-feature comme ils disent outre-Atlantique.
Un classique d’Orson Welles dans le Quartier Latin suivi d’un film d’animation
en 3D aux Halles.
Que j’ai été naïf. Que ne me suis-je souvenu qu’une salle
de vieux (tant pis pour la bienséance) n’est jamais tranquille (et que de toute façon il n’est point besoin d’être
nombreux dans une salle pour perturber l’ambiance…). Car les voici qui sont
arrivés, peu après moi, alors que je venais tout juste de caler mon séant
derrière l’anxieuse. Elle et lui. Non, pas Deborah Kerr et Cary Grant (j’aurais
préféré). « On se met là ? » lui propose-t-il. Là, c’est le rang où je suis. Là, c’est juste
à côté de moi, ne laissant pas même un fauteuil pour respirer et être à l’aise.
Là, c’est collé à moi. Là, c’est aussi juste derrière l’anxieuse, qui sentant
que quelqu’un s’asseyait derrière elle, en profite aussitôt pour se
retourner : « Je n’ai pas laissé de pièce à l’ouvreuse, j’aurais
dû ? ». Deborah et Cary ne comprennent pas. Leurs 80 printemps
semblent déjà consommés, et l’anxieuse se répète en enchaînant : « A
l’Action Christine, je leur donne, ils se battent pour leur survie, le cinéma
risque de fermer. Ici je sais pas ». Deborah semble concernée :
« Ils vont fermer l’Action Christine ? C’est dommage ils y passent de
bons films ». L’anxieuse rectifie : « Pour le moment ils ne ferment
pas, mais ils luttent ! ». Je ne sais pas si la paniquée du pourboire
dit vrai et si l’Action Christine est en danger, je suppose que tous les petits
cinémas art & essai de Paris sont de toute façon en permanence en danger,
mais si le danger est imminent, Deborah a raison et c’est triste. Espérons que
l’anxieuse s’affole pour rien.
Dans la salle, un climatiseur tourne juste à côté de
l’écran en ronronnant sans discrétion. « Pourvu qu’ils l’arrêtent pendant
le film » s’exclame justement Deborah. Les bandes-annonces et publicités
commencent… et c’est là que la peur m’assaille. Après avoir vu une pub drôle,
Cary balance « C’est marrant ça ! Dommage qu’ils mettent pas le son !
». Hein ?! Quoi ?! Il entend pas le son là ? Ah non Cary, me
fais pas ça, me dit pas que t’es sourd comme un pot, que tu vas avoir du mal à
suivre le film et que tu vas poser des questions à Deborah en parlant fort
parce que tu t’entends pas parler ?! Pas ça Cary ! Bon, d’accord, le
son n’est à l’évidence pas à son maximum, mais quand même…
« Advienne que pourra » me dis-je pompeusement
(oui j’aime être pompeux quand je me parle à moi-même). Pour autant « Le
criminel » a débuté, Edward G. Robinson a lancé sa chasse au nazi, et Cary
et Deborah se sont tenus cois pendant un long moment. Le responsable de la
salle est même venu couper le rugissant moteur du climatiseur au moment où le
film commençait. Tout semblait finalement parti pour bien se dérouler, même si
Cary empiétait trop à mon goût sur mon accoudoir. Pour ceux qui ne le savent
pas, Edward G. Robinson incarne dans le film, tourné en 1946, un chasseur de
criminels de guerre qui choisit d’en laisser s’évader un « petit »
dans l’espoir qu’il le mène à un plus gros poisson dont personne ne connaît le
visage, Franz Kindler. Le nazi libéré mène Robinson jusqu’à Harper,
Connecticut, mais disparaît ensuite rapidement, réduit au silence et enterré
par Kindler qui ne veut surtout pas être identifié maintenant qu’il a réussi à
s’intégrer dans cette bourgade sans que personne sache qui il est réellement.
Le chasseur de nazi mène alors son enquête pour démasquer Kindler. Bien sûr, le
spectateur sait d’emblée que l’affreux Kindler n’est autre que ce gentil
professeur qui vient de se marier, et qui a les traits d’Orson Welles lui-même.
Heureusement qu’on le sait d’emblée, car je ne doute pas que cela m’a épargné
des commentaires de la part de mon voisin Cary.
Oui, car Cary a bien fini par se faire entendre, comme
craint plus tôt… devant une scène au cours de laquelle Edward G. Robinson fixe
intensément l’horloge de l’église et semble manifestement avoir une idée. Cary,
pas patient pour un sou, se tourne alors vers Deborah et lui demande, sans
baisser le moins du monde la voix :
« Qu’est-ce
qui s’est passé là ?
- Bah il a regardé
l’horloge de l’église (non, Deborah ne parle pas moins fort que Cary)
- Bah oui ça j’ai
bien vu, mais pourquoi ?
- Mais j’en sais
rien moi, regarde tu verras bien ».
Ma chance, c’est que Cary, devant une intrigue dont il
commençait à ne plus maîtriser tous les tenants et aboutissants, a manifesté
une certaine lassitude… qui s’est traduite par une plongée dans le sommeil.
Ouf, au moins, je ne l’entendrai plus. Sauf qu’au bout d’une quinzaine de
minutes d’un repos discret, la soufflerie personnelle de ce cher voisin s’est
mise en route, et je dus me résoudre à abreuver notre accoudoir commun de coups
de coudes dans l’espoir de le réveiller. Mieux vaut quelques phrases de temps
en temps qu’un ronflement continu à mon oreille. Ces phrases, des questions
pour Deborah, Cary ne me les a bien sûr pas épargnées, mais finalement, elles
se sont avérées plus rare que ce que je craignais. Au sortir du film, Cary
affichait une satisfaction aussi grande que moi, comme s’il avait vu, suivi et
compris le film, ce dont je me permets de douter… La prochaine fois que je vois
autant de personnes âgées dans la queue, je ferai exprès d’entrer en dernier
dans la salle, que je puisse choisir de ne pas être assis à côté d’un autre
couple dur de la feuille.
Il faut croire que j’étais maudit ce soir-là, car une
heure plus tard, lorsque je me trouvai devant « L’Étrange pouvoir de
Norman », en VO et en 3D, une voix peu discrète a commencé à se faire
entendre dès les premières minutes du film. Je cherchai du regard où était
installé le malotru qui parlait pendant que nous autres essayions de suivre le
film. L’ami assis à côté de moi s’est retourné, énervé, en lançant « Ca
suffit oui ? C’est énervant ! ». Mais c’est au moment où il se
retournait pour lancer son invective justifiée que je repérai la cause de la
perturbation sonore : deux rangs derrière nous, sur un côté, un père
traduisait le film à sa gamine qui ne semblait pas âgée de plus de 6 ou 7 ans.
Mais tous les parents ne savent-ils donc pas que si son
enfant n’est pas capable de comprendre seul un film en VO, il ne faut pas l’y
emmener ?! Et bien sûr, cela a duré tout le film. A la sortie, la
satisfaction de la qualité du film ne m’a pas retiré cette rancœur lorsque j’ai
aperçu le père et sa fille, mais en passant à côté de lui, je me suis rendu
compte qu’il était étranger. Il traduisait le film à sa fille dans leur langue.
Mais bon sang, existe-t-il des salles où les spectateurs ont conscience qu’ils
ne sont pas seuls dans la salle ? Ce jour-là, non. Et malheureusement, ces
journées-là sont plus ordinaires que rares.
(merci à Phea pour les illustrations)
11 commentaires:
Tu n'as pas eu de chance. Je ne comprends pas les gens qui vont au cinéma pour s'endormir au bout de 10min.
Les salles de cinéma, on pourrait faire des études sociologiques fascinantes. Ce qui me ferait peur, c'est de savoir la catégorie dans laquelle je serai classé... (sachant que je me considère comme un spectateur lambda)
Aïe aïe aïe ! Le coup de la traduction, j'avoue, c'est trop fort ! Et avec Cary, je crois que j'aurais fini par bouger. Tu es d'un stoïcisme rare, David ! Ou alors tu fais super bien semblant...
Un "double feature" aux tonalités bien différentes, dis-moi. Tout ça me donne envie de découvrir un peu mieux la filmo d'Orson Welles. Espérons que la téloche me le permettra, parce que si j'attends après les cinémas d'ici, je crois que je peux m'endormir presque aussi vite que Cary... arf...
@Nyal : Pour ce qui est des gens qui s'endorment au bout de 10 minutes, j'en ai un spécimen qui m'accompagne régulièrement, elle m'assure que c'est parce qu'elle ne peut résister au confort d'une salle et au noir qui se fait lorsque la lumière s'éteint^^
Les études sociologiques sur les spectateurs et les salles sont toujours fascinantes, même si je ne suis pas toujours d'accord avec ;)
@Martin : Je t'avoue que j'ai envisagé de me décaler d'un fauteuil, mais je me serais retrouvé avec une grande tête devant moi. Et puis c'était MA place, d'abord !!^^
C'est mon 3ème ou 4ème billet sur la découverte d'un film de Welles sur grand écran, je les aurais bientôt tous vus au ciné !
Tu as encore un peu de marge. (Et tant mieux d'ailleurs :) Il a fait une douzaine de long métrage.
Si tu as des liens sur des études, ça m'intéresse.
On se verra peut être Mardi ou Mercredi soir au Nouveau Latina. (un film coréen et japonais ;)
Je sais que j'ai encore de la marge, et tant mieux comme tu dis. Tant que j'ai la possibilité de les voir sur grand écran, je préfère patienter et les découvrir ainsi ;)
Pour ce qui est des études, il y a celle-là qu'on m'a personnellement recommandé, connaissant mes maniaqueries tu comprendras pourquoi : http://cm.revues.org/1070
Je me tâte encore pour le Latina, j'y serai peut-être mardi, pas encore sûr...
Ah, oui, au cinéma, l'enfer c'est les autres !
En parlant des petits cinémas de quartier : je n'ai pris une carte UGC qu'à partir du moment où les indépendants ont commencé à l'accepter. Savez-vous quel est le "deal" qui les lie à UGC ? J'imagine que cela doit plutôt être à l'avantage d'UGC (parfois le caissier fait la tête quand je présente ma carte dans un ciné indépendant..). Mais je pense tout de même que c'est dans leur intérêt de prendre la carte, c'est grâce à elle que je peux fréquenter plus souvent les petits cinémas. Et j'attends avec impatience que l'Action Christine s'y mette.... Même le Desperado s'y est mis. J'ai toujours défendu les petits cinés, mais il faut reconnaître que s'ils y mettaient du leur, leur fréquentation augmenterait peut-être = tout petits écrans, obligation d'attendre dehors et dans la pluie, pas de possibilité de prendre les billets à l'avance, son de mauvaise qualité, toilettes souvent sales et malodorants.... ces défauts ne sont pas toujours présents, de nombreuses salles ont été rénovées, mais il y a toujours au moins un de ces défauts. Bref, seule leur programmation est leur point fort , mais c'est déjà pas si mal, bien sûr, c'est ce qui permet à Paris d'être unique en matière de distribution de films de toutes époques et tous pays !
Je ne saurais trop rentrer dans les détails du deal entre les circuits à cartes illimitées et les salles art & essai, mais en gros, lorsqu'un spectateur paie dans une salle indépendante avec une carte illimitée, UGC doit reverser une somme précise à la salle indépendante. Je suppose qu'effectivement les petits cinémas préfèrent un spectateur qui paie un tarif normal plutôt qu'un autre qui dégaine sa carte illimitée, mais c'est vrai qu'aujourd'hui, les cartes sont entrées dans les moeurs cinéphiliques, et je m'imagine mal revenir aux tarifs que l'on payait "dans l'ancien temps" ;)
Tes commentaires Marnie sur les défauts des petites salles n'engagent que toi, et je suppose que d'une salle à l'autre, cela varie. Je pourrais te citer plein de petites salles aux qualités irréprochables, et des multiplexes affichant certains des défauts que tu cites...
On se rejoint par contre sur ta conclusion, Paris est unique pour la cinéphilie ;)
Merci pour ces explications ! Je pense que sur le long terme, c'est tout de même valable pour un petit ciné d'accepter la carte car cela permet aux spectateurs de les fréquenter beaucoup plus assidument. Si l'Action Christine la prenait j'irais au moins une fois par mois c'est sûr contre pas du tout depuis que j'ai la carte... et cela multiplié par un grand nombre de possesseurs de carte cinéphiles, je pense que la fréquentation augmenterait significativement.
Pardon si je parais avoir la dent dure envers les petites salles, moi qui les défends et qui ai toujours mis un point d'honneur à les fréquenter ;) J'ai réuni ici plusieurs critiques que l'on peut leur faire dans leur ensemble, bien sûr, elles ne les cumulent pas et certaines ne sont même pas concernées. Et les défauts des multiplexes sont nombreux (particulièrement la foule, le sans-gêne, les pop-corns, les détritus dans les salles)... mais depuis que je les fréquente grâce à ma carte, je leur ai trouvé des qualités, comme la possibilité d'attendre confortablement installé avant un film, les grands écrans et la qualité du son, les grande salles en amphithéâtre qui élimine le problème de la tête du voisin qui cache l'écran (important car je suis petite)... etc...). Bref, à mes yeux la carte illimitée est magique car elle me permet de fréquenter tous ces types de cinémas, avec leurs défauts et qualités respectives :-)
Aaaah, c'est sûr Marnie que quand on se trouve dans une grande salle en amphithéâtre sans tête gênante devant soi avec un écran immense qui nous plonge la tête la première dans le film, le cinéma a une saveur particulière, on est bien d'accord ^_^
J'ai ma carte illimitée depuis les premiers jours où elle est sortie, au printemps 2000, et elle a bouleversé mes habitudes de cinéphiles c'est certain. J'aurais bien du mal à revenir à la normal désormais !
Bonsoir David, je touche du bois, comme on dit, le père qui traduit à sa fille, je n'ai pas eu l'occasion d'assister à ça. Quant aux personnes âgées des les salles, leur comportement est variable. En général, je n'ai pas de problème. Si un couple avait commenté pendant une projection, j'aurais dit "chut" en permanence. Bonne soirée.
Le problème avec ce couple-là, Dasola, c'est que tu aurais eu beau lui répéter "Chut !" des dizaines de fois, ils ne t'auraient pas entendu !!! ^_^
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