Le spectateur que nous sommes évolue perpétuellement. C’est un délicieux constat. Le cinéphile que je suis aujourd’hui n’est pas le même que celui que j’étais hier, et j’espère bien qu’il n’est pas le même que celui que je serai demain. Depuis quelques mois, j’aime plus que jamais aller voir des reprises en salles. Je sens plus que jamais que je peux nettement me passer de certaines nouveautés au profit de classiques qui manquent à ma connaissance, ou certains que j’aime à revoir. Voilà plusieurs années que je me plais à m’installer en salles devant un vieux film, mais le nombre se fait de plus en plus grandissant.
Après Abattoir 5 et L’étrangleur de Boston, je me suis servi ma troisième reprise du mois avec Les duellistes de Ridley Scott. Je me suis donc engouffré dans la petite rue Champollion adorée des cinéphiles parisiens (c’est vrai qu’une si petite rue contienne ces trois cinémas incontournables de la cinéphilie parisienne que sont Le Champo, le Reflet Médicis et la Filmothèque du Quartier Latin est un vrai trésor). C’est à la Filmothèque que le premier long-métrage de Ridley Scott est programmé, dans la salle rouge, tandis que la rétro Larry Clark affiche Another day in paradise en salle bleue. Deux belles petites salles, même si j’ai une préférence pour la petite salle bleue, étonnamment. Celle-ci, avec le film de Larry Clark, attire d’ailleurs ce soir-là Grégoire Leprince-Ringuet qui déboule un peu en retard sous les yeux des spectateurs attendant dehors que les portes de la salle rouge ne s’ouvrent.
Mais ne parlons pas plus longuement de l’acteur de Djinns (ce chef-d’œuvre...) pour revenir aux Duellistes. Il était temps que je découvre enfin le premier long-métrage de Ridley Scott, l’un des trois films du cinéaste que je n’avais jamais vu (les deux autres étant G.I. Jane et Une grande année, que j’ai moins hâte de rattraper je dois l’avouer). Il était temps que je me laisse entraîner dans les duels auxquels se livrent Keith Carradine et Harvey Keitel, officiers de l’armée Napoléonienne à l’aube du 19ème siècle. Le premier voit le second revenir constamment à la charge vers lui, plus de quinze années durant, le provoquant inlassablement en duel entre deux batailles pour laver un honneur qu’il estime bafoué. Il était temps.
Il était temps que je vois les premiers pas de Ridley Scott hors de la pub, avant qu’Alien et Blade Runner en fasse un réalisateur culte du cinéma américain. Depuis devenu un mastodonte de l’industrie hollywoodienne avec ses 1492, Gladiator, Kingdom of Heaven et autres Robin des Bois, Scott se montrait en 1977 sous son meilleur jour en adaptant cette histoire de Joseph Conrad. Le face-à-face Carradine / Keitel est un fascinant rapport de force, de ceux qui partent d’un flocon de neige pour se transformer en avalanche. De ceux qui marquent une vie, qui la tordent et la déforment. C’est la confrontation d’un bien et d’un mal qui n’en sont pas, d’un oppressé et d’un oppresseur dont le manichéisme ne saurait être évident.
Il était temps que je me plonge dans ces à-côtés des campagnes napoléoniennes, dans lesquelles on aperçoit Albert Finney et Pete Postlethwaite, cette observation ponctuelle et étalée sur le temps de deux hommes qui ne se croisent que pour croiser le fer au fil des années. C’est une folie à laquelle Ridley Scott confère une poésie incroyable. C’est le jusqu’auboutisme d’idéaux et de façons de penser, qui sous les yeux de Scott prennent une dimension où la noblesse (d’âme) côtoie la stupidité (des actes).
Il était temps que je me trompe, car je me suis trompé. Au fil du film, je pensais que Les duellistes ne pourrait être une réussite que si l’oppressé perdait face à l’oppresseur. Que seule cette issue ferait de D’Hubert, le personnage interprété par Keith Carradine, une grande figure tragique de cinéma, et du même coup des Duellistes un beau film. Je me suis trompé car Ridley Scott fait des Duellistes un beau film sans le tragique attendu. Il a fait un beau film en faisant finalement de l’oppresseur un être perdu. Scott a trouvé une voie alternative à l’une des deux issues tragiques envisagées par un duel. Celle de la défaite sans gloire, tout autant que la victoire sans gloire. Celle du brouillage des rapports de force. Celle d’un monde où le pouvoir peut changer de main. Celle d’un monde où la force n’est pas forcément figée dans le même camp tout le temps. Celle d’un monde où l’écrasement de l’ennemi ne passe pas forcément par son annihilation.
Il était temps que je voie à quel point Ridley Scott pouvait surprendre à une époque (voilà quelques années que ça ne lui est plus arrivé). Et que de sa caméra découlait la simplicité, l’émotion et la beauté. Comme cette séquence finale dans laquelle Harvey Keitel surplombe de toute sa confusion une vallée baignée d’un froid et majestueux soleil. Qu’il est beau ce plan. Qu’il est beau ce film.
6 commentaires:
"Duellistes" est effectivement un film trop méconnu et pourtant ça reste pourt moi un grand chef d'oeuvre... Dans le top 5 de Ridley Scott. 20/20 sans hésitation :)
Il fait définitivement partie des tous meilleurs films de Ridley Scott Selenie, on est bien d'accord, au côté de Alien et Blade Runner.
J'adore tes textes, ils ont vrai pouvoir d'évocation. Chapeau.
Merci Hattori !! Ca fait plaisir de lire ce compliment !
Ah oui le Guzman faut foncer, c'est d'une poésie et d'une beauté absolument inouïes.
J'y compte bien Mathieu, il est sur mes tablettes pour ce week-end !
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