jeudi 6 juin 2013

« Sugar Man », de l’écran à la scène

Il y a un film que je me suis contenté, à mon grand regret, de mentionner dans mon Top 10 de 2012, un film dont il est temps de parler plus longuement. « Sugar Man » de Malik Bendjelloul. Si j’ai été peu disert sur le documentaire récompensé d’un Oscar en février dernier, je n’en ai pas moins recommandé le film à chaque être humain que j’ai croisé depuis Noël. Le film, je l’ai découvert quelques jours après sa sortie, alors qu’il ne passait encore que dans deux salles à Paris et même pas autant en province. A Paris, c’était l’UGC Ciné Cité Les Halles et le Saint-Germain-des-Prés qui ont programmé les premiers « Sugar Man ». Et à l’heure où les films sortent par douze, quinze ou vingt chaque mercredi, où l’offre est énorme et où le turnover est rapide dans les salles, « Sugar Man » s’est révélé être le phénomène de 2013.

C’est bien simple, le Saint-Germain-des-Prés, l’un des derniers cinémas de Paris à écran unique proposant un film par semaine, a gardé « Sugar Man » à l’affiche depuis Noël 2012 jusqu’au mardi 21 mai 2013. Cinq mois complets au cours desquels la salle art & essai parisienne aura uniquement projeté le documentaire. Pendant ce temps, le bouche-à-oreille a fait son œuvre, faisant de « Sugar Man » LE film incontournable de l’année, gagnant de semaine en semaine quelques salles de plus, et affichant une stabilité sans égale au box-office français, affichant peu ou prou 10.000 entrées par semaine pendant cinq mois sans jamais fléchir. Un miracle joliment orchestré par son distributeur (ARP Sélection), et un miracle finalement à la hauteur de celui conté par le film.

Le miracle, c’est l’histoire de Sixto Rodriguez, qui à l’aube des années 70 semblait promis à une grande carrière musicale. Mais après deux albums ne se vendant pas, c’en fut vite fini de ses espoirs de carrière. Retour à la case Detroit, à la vie de famille, et aux jobs dans la construction. Pendant ce temps, en Afrique du Sud, sans que lui-même le sache, ses albums se sont écoulés comme des petits pains, ses chansons devenant des hymnes anti-Apartheid, et lui, une légende. Quand, à la fin des années 90, deux sud-africains découvrirent que Rodriguez n’était pas mort et vivait en fait à Detroit, ils le convainquirent de venir en Afrique du Sud monter sur scène et découvrir sa popularité. Cette histoire, je suis obligé de la raconter un minimum (mais allez voir le film ou achetez-le en DVD, c’est une merveille, un film d’une profonde humanité) pour que vous compreniez pourquoi, au sortir de ma première vision du film au tout début 2013, lorsque j’ai appris que Rodriguez donnerait des concerts en France en juin 2013, j’ai pris ma place sans me poser de question. L’histoire de cet homme est trop extraordinaire, sa carrière avortée trop injuste, pour que la chance de le voir sur scène ne soit embrassée avec hébétude. Et la perspective de le voir sur scène m’a collé un sourire impossible à effacer.

J’ai passé les derniers mois à me dire « Je vais voir Sixto Rodriguez en concert ! », avec incrédulité. Je suis retourné voir le film, j’ai poussé la Terre entière à aller le voir elle aussi, ce succès inespéré au box-office, approchant des 200.000 entrées au compteur. J’ai écouté en boucle les deux albums de Rodriguez, je me suis imprégné de ses chansons qui aujourd’hui encore poussent ceux qui les écoutent à se demander comment diable des albums pareils ont pu ne pas trouver d’écho dans les années 70.

Et puis finalement, le jour de juin est arrivé. Dans le Zénith parisien, alors que tout le monde attendait l’arrivée sur scène de Rodriguez, l’excitation était palpable. Comme si personne ne parvenait à croire que nous allions vraiment assister à un concert de l’homme. Lorsque enfin il est apparu sur scène, j’ai entendu la jeune femme derrière moi qui répétait, presque incrédule « Oh ça y est, oh mince, oh il est là, oh il va vraiment chanter, il est vraiment là, vivant ». L’effet « Sugar Man » battait son plein. Le documentaire de Bendjelloul a rendu l’existence de Rodriguez quasi mythique, et chacun d’entre nous, ce soir-là autant que la veille ou le lendemain, savions que c’était pour ainsi dire le concert d’une vie, même si le comble faisait que la plupart d’entre nous n’avions pas entendu parler de Rodriguez un an plus tôt. Mais « Sugar Man », le film, a décuplé les sensations entourant la musique de Rodriguez, et nous nous sommes donc trouvés hébétés à l’idée que nous allions vivre un concert de lui.

Pourtant il a fallu d’entrée de jeu se rendre à l’évidence. Rodriguez n’est plus le jeune homme qui chante si parfaitement les chansons apparaissant sur ses deux albums. C’est un vieil homme qui a passé les soixante-dix printemps, un vieil homme qui n’a jamais été une star, a fait relativement peu de concert à l’échelle de sa vie, un vieil homme qui a passé plus de temps à détruire et construire des maisons pour vivre qu’à remplir des salles de concert, un vieil homme presque aveugle ayant besoin de quelqu’un pour le guider jusqu’à son micro, un vieil homme dont la voix n’a plus la force de la jeunesse, un vieil homme dont les doigts ne parviennent plus à gratter la guitare avec autant de dextérité qu’avant. Un vieil homme fatigué dont le corps n’est pas habitué et n’a de toute façon plus vraiment l’âge de faire une tournée internationale.

Et donc après un premier quart d’heure de concert solide, générant l’enthousiasme parmi les milliers de spectateurs si heureux d’entendre le splendide « Crucify your mind », la fatigue de Rodriguez s’est fait ressentir. La voix a commencé à dérailler, les cordes de la guitare se sont mises à pleurer, et les spectateurs dont je faisais partie ont commencé à comprendre que le Sixto Rodriguez dont ils ont rêvé grâce à « Sugar Man » n’était plus. Pourtant les milliers que nous étions ont continué à l’encourager, à l’applaudir, à le féliciter, à acclamer les premiers accords de « Sugar Man » ou « I wonder ».

Parce que finalement l’important n’était pas l’imperfection du concert. Sixto Rodriguez n’est plus le grand musicien qu’il aurait pu (dû) être. Musicalement, le concert n’était certainement pas à la hauteur. Mais au fond, malgré la pointe de déception, le spectateur a gardé le sourire, et une belle part d’émerveillement. Parce que nous étions venus voir Sixto Rodriguez. Nous étions venus voir un homme passé à côté de sa carrière des décennies durant. Nous étions venus voir un artiste qui n’a longtemps pu vivre de son art, une belle personne dont l’insuccès nous avait semblé injuste, qui avait rêvé de donner des concerts à des foules reprenant ses chansons avec lui. Nous étions venus voir un homme dont l’apogée de la carrière était aussi le crépuscule, et nous étions finalement heureux d’être là pour y assister, et de lui laisser profiter de cette gloire bourgeonnante offerte par le film, cette gloire qu’il aurait dû connaître quarante ans plus tôt.

Alors oui, si cela avait été n’importe quel autre artiste sur scène, le public aurait certainement sifflé, et nombre d’entre nous seraient sûrement partis au bout de 20 minutes. Mais pas pour Rodriguez. Nous avons écouté, nous avons grimacé, mais le sourire est resté, et si nous n’avons pas vécu un grand concert, nous avons vécu un grand moment.
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